




Un vieil homme s'avance sur la scène de la taverne. Celle ci est bondée, le brouhaha est assourdissant. Les verres claquent, les pieds tapent, les voix montent. Entre éclats de rires et engueulades, ça va à qui mieux mieux autour des tables. En cette heure, entre chien et loup, les hommes et femmes de Jarthël se retrouvent à la tombée de la nuit pour boire la bière brassée du nain. Au comptoir de l'Enclume Aveugle une cloche se met à sonner. Quelques voix se lèvent pensant qu'on annonce une tournée et soudainement le silence s'abat sur les ivrognes.
Le vieil homme se racle la gorge et sort une flûte de pan d'une de ses poches. Assemblée de sept branches de roseau, il souffle une mélodie qui se fait lancinante, envoûtante, finissant d'attirer sur lui les regards alcoolisés et vitreux de l'auditoire.
Il vous pointe alors du doigt, vous timide voyageur dans le recoin de la pièce et vous demande si vous connaissez la légende de la Tisseuse. Évidemment que non, c'est bien la première fois que vous passez par cette taverne, la première fois que vous mettez un pied sur Le Domaine, la première fois que vous foulez les ruelles de Jarthël. Alors il s'adresse à vous, avec un sourire auquel il manque au moins 6 dents.
Sais tu étranger, ce qu'est un cocon ? Un fragile cocon, une chrysalide, cette douce et délicate enveloppe qui permet aux minuscules insectes, affreux et rampants, de devenir magnifiques et libres, volant de leurs propres ailes jusqu'aux rayons du soleil. Le cocon, étranger, c'est la métamorphose, le lien entre deux formes, l'hideuse et la merveilleuse, le dégoût et la fascination, un trait d'union entre deux mondes.
L'homme reprend sa flûte et quelques notes ponctuent cette introduction.
Alors, étranger, voilà que se dessine pour toi quelques idées quant au nom de la forêt qui s'étend sur la moitié Nord du Domaine. Elle abrite autant de créatures douces et dociles que de monstres meurtriers et avides.
Un silence plane sur l'assemblée, ponctué par le bruit de la bière qui coule dans un verre. Sur vous les regards se font lourds mais vous êtes fasciné par le vieil homme. Il poursuit son histoire.
Avant même que l'île du Domaine ne porte ce nom, que les Hommes et les Solas ne décident de séparer la forêt en deux parties, l'une au Nord des Chutes et l'autre au Sud, avant que Jarthël et même Edmarian ou Shaarta ne sortent de terre, les créatures peuplant les bois étaient déjà là.
Le Domaine était le territoire de la Nature... Des plantes magnifiques, des animaux vivants dans la plus grande des libertés, sans contraintes, sans chasse, sans personne pour les domestiquer, les dompter, les asservir... Alors ici plus qu'ailleurs la Nature a pris des proportions incroyables. Personne ne pourrait s'aventurer dans les profondeurs d'Abîmes... Juste parce que la végétation y est trop dense... Mais pour Cocon...
De nombreuses créatures se sont réfugiées dans les bois de Cocon... Plus au Nord, non loin de la Lisière la séparant des Marais, d'étranges êtres vivants ont pullulé. Le bois plus sombre, mais aussi plus disparate, laissant de nombreux espaces, la terre plus plate, moins vallonnée, offraient de vastes étendues.
Le vieil homme occupe alors l'espace de la scène en faisant de larges mouvements de ses bras pour imiter les trouées dans la canopée.
Et là entre chaque arbre, chaque feuille, chaque rocher, des créatures tissèrent un réseau impénétrable de toiles. Elles faisaient les liens entre chaque végétal, chaque minéral, tout n'était petit à petit plus qu'un immense voile blanc, gluant, qui ne laissait aucune autre créature passer.
Des tisseuses, nombreuses tisseuses, et dangereuses tisseuses. Mais...
L'homme se fige soudainement et repose ses yeux sur vous.
Sais tu l'étranger ce qu'il se passe quand la meute de loups est trop nombreuse et qu'il n'y a pas assez de moutons pour la nourrir ? Sais tu qui le loup va chasser ? Oui.... Etranger tu commences à comprendre...
A mesure que les tisseuses agrandissaient leur territoire, des Hommes, des Solas, des Ferns vinrent fouler le Domaine sans jamais vraiment s'y établir. Une colonie d'Hommes s'installa pourtant un jour sur la pointe la plus au Nord de l'île. Des originaires du désert de Zamyrr. Ils construisirent une ville, la belle Shaarta.
Mais les tisseuses avaient faim. Par d'abjectes artifices elles attirèrent les Hommes dans les bois de Cocon. Elles imitèrent des cris d'enfants, de femmes pour que les Hommes viennent jusqu'à elles. Après quelques années ce subterfuge cessa de fonctionner, alors elles commencèrent à moduler les toiles pour leurs donner des apparences presque humaines, pantins de soie, pour faire venir à elles les plus téméraires (ou les plus idiots).
Un homme un jour incendia les arbres qui faisaient le lien entre Cocon et Shaarta, coupant net le chemin qui permettait aux tisseuses de venir voler les enfants dans les champs. Mais l'homme scella en même temps le destin de Shaarta. D'ailleurs la disparition de Shaarta est une belle histoire étranger, reviens demain peut être que je te la raconterai.
Le vieillard tire alors une chaise pour s'y laisser tomber avec lourdeur, massant ses genoux.
Où en étais je... ? Oui ! Shaarta n'étant plus en lien avec Cocon, les tisseuses commencèrent à disparaître... Et petit à petit, il n'en restait plus qu'une centaine, puis une vingtaine puis... plus qu'une. Une seule tisseuse dans la forêt sombre de Cocon.
Les Solas firent sortir Jarthël de terre, la Citadelle plus précisément, en premier. Ici la légende nait. Au solstice d'été et à celui d'hiver et ce pendant un siècle, un enfant disparaissait. Deux cents enfants furent ainsi ponctionné par la tisseuse. Sais tu ce qu'ils sont devenus étranger ?
La Tisseuse de Cocon est toujours vivante tu sais, et elle n'est pas prête de mourir. On la dit même aussi immortelle que Méridian. Qu'elle est aussi vénérable qu'un dieu et que les enfants Solas sont devenus ses propres fils et filles.
Les rejetons de la tisseuse. Que chaque nuit ils tissent eux aussi des pièges dans les bois de Cocon, qu'on ne pourrait pas leur soupçonner une origine Solas. Qu'ils sont plus petits que des Solas normaux, les cheveux longs ou courts, nus, la peau brunâtre, ou verte, ou noire comme la suie. En réalité personne ne sait vraiment à quoi ils ressemblent mais tous s'entendent sur une chose étranger...
Dans Cocon, si tu t'aventures sur le territoire de la Tisseuse, tu finiras enfermé dans une chrysalide mortuaire qui sera ta dernière demeure. Et les Enfants te traqueront, nuit et jour, pour t'offrir à leur mère. Si d'aventure, entre deux buissons, tu distingues une silhouette famélique et deux yeux scintillants, sache qu'il est déjà trop tard et que le piège du Cocon va se refermer sur toi.
Sur ces derniers mots, il frappe dans ses mains, provoquant un sursaut quasi général avant que tous ne partent à rire et à reprendre leur picole et leur discussion. Le vieillard souffle dans sa flûte mais vous seul l'entendez, comme les derniers mots qui résonneront encore longtemps dans votre tête.
La tisseuse n'est merveilleuse que par le poison dont elle vous endort. Dans un coton de brume soyeuse, elle sonne l'heure de votre mort.
©2018 Avelhia